CÉLÉBRATION
Vous voici au terme du voyage, ou en est-ce le commencement ?
Il n’y a plus de lieu, plus de temps, plus de mouvement. Vous n’observez plus la vie dans ces manifestations extérieures. Vous la ressentez au plus profond de votre être. Dans l’immobilité et le silence, vous vous sentez unifié en vous-même et uni au reste du monde. Accueillez la plénitude et rayonnez. 


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PHOTOREPORTAGE

Le peuple du Ladakh
Par Renaud Philippe

Sur le sommet du monde, la saison estivale tire à sa fin. Durant les courts mois d’été où les récoltes sont florissantes, l’industrie touristique bat son plein et la vie est à la célébration. Maintenant, elles cèdent la place à une longue période d’isolement. Rencontre avec un peuple unique dans ses préparatifs d’hiver.

Juley ! C’est le mot de chaque instant. Signifiant « merci », « bonjour », « bienvenue », « oui », il est sur toutes les lèvres, à tout moment. C’est un mot humain, rassembleur, prononcé toujours avec un sourire. Dorgee se retourne et rencontre Namgyal qui attend l’autobus arrivant de Leh, sur la même halte improvisée. Profitant de la période d’activités de cette manne touristique, beaucoup de Ladakhis comme Namgyal quittent foyer et famille pour l’été, afin de gagner leur vie en ville ou de servir de guide pour les amoureux du trekking en haute montagne. Les femmes de cette société égalitaire travaillent dans les champs et s’occupent des enfants.

Dans les basses terres de la capitale de l’Inde, à New Delhi, les agences de voyage proposant un service d’autobus pour le Ladakh affichent l’heure des derniers départs. Demain, on annonce les premières neiges qui bloqueront, pendant plus de six mois, les cols des montagnes himalayennes reliant les basses terres de l’Inde aux sommets vertigineux de cette contrée hostile à l’homme. Les retardataires pris au dépourvu réservent les dernières places assises, alors que les autres s’entasseront comme ils le peuvent. Plus au nord, cela fait déjà deux mois qu’on se prépare. Face à ce qui les attend, rien n’est laissé au hasard.

Le Ladakh est le plus grand district de l’État indien du Jammu-Cachemire. Autrefois royaume indépendant bouddhiste, il rompt au XVIIe siècle ses relations avec le Tibet, ce qui pousse le 5e dalaï-lama
à tenter de l’envahir. Le Cachemire, voisin musulman, aide alors le territoire à se défendre, mais pas à n’importe quel prix : celui d’une perte d’identité culturelle et de la conversion forcée de son peuple à l’Islam. Le Cachemire finira d’ailleurs par envahir le royaume, mettant fin à son indépendance et entraînant, à terme, son intégration dans l’Inde britannique. Après la partition de l’Inde en 1947, jusqu’à la création de l’État indien, toutes ces turbulences politiques n’auront pas atteint l’essence du peuple ladakhi, la terre imposant son rythme et ses traditions à ceux qui l’habitent.

Le jour se lève sur Leh, la capitale du Ladakh. Rues et ruelles commencent à s’animer. C’est d’abord aux alentours de la gare de bus que les marchands de thé actionnent leurs bonbonnes de gaz. Un autobus arrive. Sur la façade, on peut lire un écriteau : « Dehli/Leh ». Pas tellement loin, un petit groupe monte à bord d’un autre autobus. Des passagers transportent des boîtes contenant des présents emballés de papiers multicolores, brillants et saturés, contrastant avec les roches et la poussière bleues ternes du paysage qui a perdu ses couleurs estivales. Destination : Alchi, à l’ouest. Ils s’y rendent pour le mariage d’un membre de la famille. L’automne, c’est la saison des célébrations. Ici et là, dans les milliers de petits villages éparpillés sur le territoire, on entend résonner le son des clairons, des trompettes et des festivités. Avec ces rencontres sociales et spirituelles, les Ladakhis font le plein d’humanité avant l’isolement forcé.

Plus au nord, haut dans les terres désertiques, lieux trop hostiles à la civilisation, quelques groupes de bergers nomades sillonnent les montagnes. La rudesse du climat, la rareté de l’air, l’effort quotidien pour tirer de cette terre aride de quoi nourrir les troupeaux ont, de tout temps, marqué les hommes et les femmes. Sur les visages, on peut lire que la vie est ici un combat quotidien, non pas contre la nature, mais pour apprendre à y vivre en harmonie et à ne faire qu’un avec elle.

Sur la route, une vieille jeep soulève un nuage de poussière sur son passage. Un moine bouddhiste vient célébrer un baptême. Le chauffeur, nommé Tsetan Dorgee, avance lentement sur des routes bordant des falaises vertigineuses, où chaque virage complété est un pied de nez à la mort. Lors des conflits qui ont fait rage entre l’Inde et le Pakistan, l’armée indienne a construit ces routes, permettant à la population de réduire considérablement le temps de déplacement. Après un dernier virage contournant un amas de roches, apparaît le modeste monastère de Tso Moriri à 5 300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Il aura fallu huit heures pour parcourir les 200 km de route. Une silhouette rouge avance sur le chemin du monastère. Le chauffeur prépare un feu, mange, s’habille chaudement et s’allonge dans la voiture pour passer la nuit. Il repartira le lendemain, après avoir allumé un feu sous la voiture pour se réchauffer, au plus grand étonnement des deux seuls touristes encore présents dans la région.

Dorgee fait une pause pour boire un thé au beurre (butter tea). Cette boisson traditionnelle est un mélange surprenant de thé, de lait de yak, de beurre et de sel. Partout, c’est ce que l’on boit. Durant les mois d’hiver, la nourriture est rare. Soit très chère parce qu’acheminée par avion, soit rationnée pour pouvoir passer l’hiver. L’apport calorique du thé au beurre est essentiel. Les nomades n’ont pas d’autres systèmes, pour chauffer leur tente ou leur maison, que le feu qu’ils alimentent sans arrêt d’un mélange de foin et de bouse de vache, de yak ou de tso. Cet excellent combustible lent aura séché sur les toits pendant tout l’été. Dans un monde sans arbre ou presque, le bois est une denrée rare et chère. La nuit, la température extérieure descend déjà sous la barre des -15°C.

Namgyal rentre passer l’hiver chez lui, un village dans la vallée de Nubra. Profitant d’un microclimat, les habitants de la vallée ont procrastiné durant quelques semaines. Une première bordée de neige annoncée surprend la population et, ayant hier déserté les champs, elle s’organise aujourd’hui avec intensité. Pour contrer les effets dévastateurs des vents violents qui balayent la vallée, on inonde des hectares de terre agricole desséchée par le soleil, permettant ainsi de geler complètement le sol et de le rendre immuable aux rigueurs de l’hiver.

Où que l’on soit au Ladakh, la richesse des paysages, l’ampleur des montagnes, le vertige des falaises, la rudesse du climat, tout est démesuré. Plus démesuré encore est l’accueil des habitants. La simplicité même dans toute chose, tout geste, tout rapport. « Juley ! » c’est l’âme du Ladakh. Une âme en symbiose avec la vie, la nature, avec le combat quotidien qui ne cessera jamais, un combat inégal où l’homme trouve toutefois sa place. Un combat pour la vie. Un combat pour l’harmonie qui ne prendra pas fin au retour des beaux jours. Il faudra labourer, creuser, bûcher, dans ce cycle sans fin qui permet aux hommes d’affronter l’hiver.