RECONNAISSANCE
Où que vous alliez, les apparences se transforment, mais l’expérience de vie demeure la même. L’humain qui approfondit le voyage devient de plus en plus sédentaire. Le nombre de destinations diminue, mais l’intensité de l’expérience croît. Vous possédez en vous-même toute la vie. Devenez présent à celle-ci, à chaque instant, et remerciez-la.

ARTICLE
Confidences d'un cœur
Le cœur d'une femme
Par Élaine Drolet

Il y a eu une fête aujourd’hui, mon corps a eu quatre ans. On répétait sans cesse : « Comme tu es grande… Tu es une grande fille maintenant. » J’oscillais entre la joie et la peur, parce que les voix qui s’exprimaient n’avaient pas l’air certaines du tout de la nature des émotions qui accompagnent le mot grande. Moi, je ne suis ni grande, ni petite, je suis. Ce qui me détermine, c’est ce qui se manifeste dans l’instant, et des instants il y en a eu plusieurs aujourd’hui. Laissez-moi vous raconter.

Au réveil, j’étais calme et serein. Je battais la cadence d’une nouvelle journée qui commençait avec ma fébrilité habituelle, face à l’aventure des expériences à venir. Mais tout à coup, je me suis emballé, comme dérangé dans mes habitudes de confort matinal. Je sentais beaucoup de mouvement autour et peu  d’attention. J’avais froid et personne ne s’en rendait compte.

« Éric, c’est toi qui devais t’occuper du gâteau. J’imagine que c’était trop te demander ? Comme d’habitude, j’aurais dû m’occuper de tout. »

« De tout ? Et qui rapporte l’argent à la maison pour payer le gâteau et toutes ces fantaisies pour épater
la galerie ? »

Mes yeux ont pleuré et ma voix a crié. C’était comme un débordement d’inquiétude. J’avais l’impression de porter la responsabilité de l’intolérance de ma mère et de l’exaspération de mon père. J’étais comme compressé. « Mamannnnnnn ! Où es-tu ? » Elle me répondit : « Je suis occupée en bas. Pourquoi cries-tu
si fort ? Lève-toi et viens nous trouver ! »

Mon corps a obéi et j’ai dû mettre un barrage protecteur pour ne pas montrer ce qui se passait en moi. Maman en avait déjà assez à vivre comme ça, valait mieux que je m’éclipse. Mon visage afficha son plus beau sourire et je mis sur ma sensibilité heurtée, un manteau d’indifférence. Je passais incognito.

Plus tard, des invités sont arrivés. Il y avait plein de cadeaux. Je suis un peu sorti de ma forteresse ; sans être joyeux, j’étais habité d’une nervosité heureuse. Et peu de temps après, la fête a commencé. Je n’arrive plus vraiment à démêler tout ce qui s’est passé en moi. Tout allait si vite. Il y avait beaucoup de bruit, des exclamations, des attentes de réaction, j’étais tout éparpillé.

Aussitôt la joie se manifestait, aussitôt le désir d’autre chose se pointait. Je ressentais de la gratitude, puis elle s’effaçait rapidement, remplacée par l’excitation de recevoir encore davantage. Tout le monde avait l’air de beaucoup s’amuser, mais en moi ce n’était pas la joie qui dominait, c’était comme un raz de marée d’émotions diffuses qui ne m’appartenaient pas. Dévitalisé et confus, mon corps continuait à jouer le jeu de la fête.

J’ai eu un moment de répit. Jonathan, mon frère, a probablement compris ce que je vivais. Alors que tout
le monde s’affairait à converser entre adultes, il m’a fait signe de le suivre. Il a sorti ma vieille poupée et mon cortège de toutous et m’a demandé si je voulais jouer avec lui. Mon cœur a repris un rythme régulier et apaisant. La reconnaissance et la gratitude sont revenues, parce que mon frère me donnait de l’amour et du temps.

C’est drôle un corps qui vieillit, c’est de plus en plus lourd. C’est comme si je m’entendais battre de moins en moins, perdu dans les sensations physiques que procure le monde extérieur. Quand mon corps avait un an, je me sentais le centre du monde. En fait, je ressentais le monde à partir de mon centre. J’ai l’impression que le centre s’est déplacé à l’extérieur de moi et que c’est lui qui me regarde et me dicte quoi ressentir.  Peut-être que c’est ça « devenir grande », c’est-à-dire que plus notre corps prend de l’expansion, plus notre cœur rapetisse. Drôle d’équation ! Enfin, je retourne jouer avec Jonathan. Comme il est encore petit, il devrait ressentir ce dont j’ai besoin pour grandir…

Et que la fête continue !